XI
VENGEANCE
— L’équipage sur le pont ! L’équipage sur le pont ! Du monde en haut à envoyer les huniers !
Bolitho était appuyé à la lisse de dunette et regardait les canots dont on reprenait les saisines sur leurs chantiers. L’Achate était mouillé depuis plusieurs heures. On avait mis les embarcations à l’eau pour aller inspecter un petit estuaire dans lequel un vaisseau aurait pu aller se cacher. Comme d’habitude, elles étaient revenues bredouilles.
Bolitho s’abrita les yeux pour observer la terre. Le soleil était aveuglant, Saint-Domingue n’était qu’à quelques milles dans le nord-ouest. Puis il y avait le détroit de Mona derrière les approches nord d’où ils venaient.
Deux semaines perdues, deux semaines passées à tirer parti de brises qui n’auraient pas poussé une feuille dans un ruisseau.
Il leva les yeux vers les grands huniers qui battaient avant de se regonfler mollement. Le vaisseau venait lentement à sa nouvelle amure.
Keen traversa la dunette et attendit que Bolitho se tournât vers lui.
— Sauf votre respect, amiral, je crois que nous devrions rentrer à San Felipe.
— Val, je connais bien ces parages, lui répondit Bolitho. On peut y cacher toute une flotte si besoin. Vous pensez que je me suis fourvoyé, c’est bien cela ? – il saisit sa chemise détrempée et, avec un grand sourire : Mais je ne vous en veux pas, ces dernières semaines ont été dures pour tout le monde.
— Je me fais du souci pour vous, reprit Keen. Plus nous attendons…
— Je sais, fit Bolitho en hochant la tête. Je risque gros, je l’ai toujours su.
Les haubans commencèrent à craquer dans une petite risée qui remplissait les voiles. Loin au-dessus du pont, les vigies que l’on avait doublées se fatiguaient les yeux à scruter l’horizon tout en maudissant les officiers qui les avaient contraintes à cette situation peu confortable.
Bolitho entendit les lourds chocs du pilon de Tyrrell et se retourna pour l’accueillir. Keen s’excusa et gagna l’autre coin de la dunette. Il avait de toute évidence du mal à cacher sa méfiance croissante et sa désapprobation.
— Vous êtes toujours aussi sûr de vous, Jethro ? lui demanda Bolitho.
— Il est peut-être allé voir ailleurs – il frappa la lisse du poing. Mais plusieurs de mes amis m’ont indiqué qu’il utilisait les petites embouchures du coin comme refuge. Il n’a rien à craindre des Espagnols. Ils savent parfaitement ce qu’il fait, ça, j’en suis sûr.
Bolitho le regarda dans le blanc des yeux.
— Nous sommes dans leurs eaux à présent. Je n’ai même pas le droit d’être ici, sauf si ce foutu bâtiment se dissimule sous les couleurs espagnoles.
Keen se retourna, le visage impassible.
— Nous allons devoir changer d’amure sous peu, amiral – il ignorait ostensiblement la présence de Tyrrell. Ensuite, il va nous falloir remonter jusqu’au détroit de Mona, ce sera dur. Il n’y a plus guère de vent, mais on dirait qu’il a envie de nous faire repartir dans l’autre sens.
Il parlait encore que le perroquet se mit à faseyer puis à claquer contre les haubans ; les hommes s’occupaient déjà à réorienter les vergues.
— Je connais bien un endroit, fit brusquement Tyrrell. Donnez-moi une chaloupe – il parlait d’une voix précipitée, comme pour lutter avec des mots contre ses propres doutes. Vous ne me croyez pas, d’ailleurs, je n’en suis pas sûr moi-même.
Ils levèrent tous la tête en entendant l’une des vigies crier : « Ohé, du pont ! Voile dans le noroît ! »
— Sacredieu ! murmura Keen, c’est sans doute la patrouille de Saint-Domingue !
Tyrrell lui jeta un regard glacial.
— Ils doivent avoir repéré votre navire depuis plusieurs jours, commandant. Je vous en fiche mon billet !
Keen détourna le visage et répliqua :
— Ça, vous devez en savoir un bout dans ce domaine !
— Suffit, coupa sèchement Bolitho.
Il leva les yeux vers la mâture. C’était une belle journée, le ciel était clair, la vigie voyait mieux que quiconque.
Il mit ses mains en cornet et cria :
— Identité ?
Il s’était bien rendu compte que plusieurs des marins qui se trouvaient là avaient cessé de travailler. Un amiral, même un jeune, qui se mettait à crier ? Une véritable hérésie.
La vigie répondit :
— Une frégate, amiral, à voir sa silhouette !
Bolitho hocha la tête : une frégate, Keen avait sans doute raison. Le temps pressait, ils n’avaient pas plus de deux heures.
— Mettez en panne, je vous prie, et faites descendre un canot à la mer. Un lieutenant de vaisseau, et que les hommes soient armés.
On criait, on entendait des piétinements sur le pont chauffé par le soleil. L’Achate vint comme à regret dans le lit du vent puis la chaloupe passa par-dessus le passavant.
Knocker s’approcha de Keen et lui dit dans le creux de l’oreille :
— L’embouchure, c’est à peine une fissure, commandant. Pas moyen d’y faire passer un vaisseau !
— C’est ce que dit votre carte, répondit vertement Tyrrell. Je vois la chose autrement !
Bolitho regardait Scott, le troisième lieutenant, qui bouclait à la hâte son ceinturon et prenait son sabre tandis que le garçon du carré le suivait avec son pistolet et son chapeau. Ils passaient d’une lourde torpeur à une activité trépidante, il avait vu cela un bon millier de fois.
— Chaloupe le long du bord, commandant !
On entendit un choc, c’était un pierrier que l’on montait dans les bossoirs ; deux marins commencèrent à enfourner une charge dans sa gueule.
— Jethro, demanda doucement Bolitho, vous avez toujours connu l’existence de cette embouchure ? Depuis deux semaines et plus, vous connaissiez cet endroit ? Et pourtant, à peu de chose près, nous allions virer de bord et manquer l’occasion ?
— Vous vouliez ce vaisseau, répondit Tyrrell. J’ai gardé un atout dans ma manche.
Et il s’en fut, balançant son pilon à grands pas pour gagner la coupée.
C’est alors que Bolitho comprit la vérité, mais une intuition le poussa vers les filets et il cria :
— Prenez soin de vous, Jethro ! Et bonne chance !
Tyrrell s’arrêta net. Ses grosses pattes étaient crispées autour de la main courante qui descendait le long de la muraille. Il se retourna vers la dunette, le soleil le faisait pleurer. Pendant quelques instants, les années s’effacèrent, ils étaient à bord de l’Hirondelle. Puis Tyrrell reprit sa descente et embarqua dans la chaloupe, son pilon formant un angle droit avec son corps.
— Je l’avais dit, murmura Keen.
La chaloupe poussa aussitôt, les avirons prirent une cadence rapide. Le patron se tenait debout derrière le lieutenant de vaisseau. Il mit le cap sur la terre.
Bolitho se mordit la lèvre.
— Je lui ai fait confiance. Mais les choses étaient peut-être trop dures pour lui, à la fin.
— Je ne comprends pas, amiral, fit Keen en hochant la tête.
Bolitho regardait la chaloupe qui décrivait une courbe serrée. Tyrrell indiquait du doigt un nouveau cap plus à bâbord. Il distinguait quelques tourbillons créés par le courant côtier, des arbres et d’épais buissons poussaient jusqu’au rivage. Difficile de croire que cet estuaire n’était pas ce qui était porté sur la carte.
On entendit un coup de canon dans le lointain puis la vigie cria :
— La frégate a tiré, commandant !
— Pourrait pas atteindre Gibraltar d’ici, remarqua amèrement Knocker.
Bolitho jeta un coup d’œil à Keen. S’agissait-il d’un avertissement adressé à l’Achate pour lui faire quitter les eaux espagnoles ? Ou d’un signal destiné à quelqu’un d’autre ?
— Je vous suggère de rappeler aux postes de combat, sans délai – il se retourna pour vérifier la progression du canot. On ne va pas se laisser avoir une seconde fois.
Tout autour de lui, les hommes étaient à leurs postes, immobiles comme des statues, incapables de croire ce qu’ils venaient d’entendre.
Puis, comme les tambours battaient le rappel et que l’on entendait des ordres beuglés dans les entreponts, la vérité émergea aux yeux de tous.
Keen, bras croisés, surveillait le pont. Des hommes se hâtaient le long des passavants, empilaient les hamacs dans les filets, tandis que les mousses se précipitaient entre les pièces pour répandre du sable destiné à empêcher les servants de déraper lorsque le sang commencerait à couler. Le gros Harry Brooke, le bosco, hurlait après ses hommes qui étaient montés dans les vergues y gréer les chaînes destinées à empêcher celles-ci de s’écraser sur l’équipage en contrebas. D’autres serraient les cloisons de toile disposées entre les ponts pour transformer en espace libre les nombreux postes qui occupaient d’ordinaire l’entrepont, de l’avant à l’arrière.
Quantock, qui se trouvait sur le pont supérieur, leva les yeux et salua.
— Parés aux postes de combat, commandant !
Il s’était fait aux manières de Keen, de même que Keen avait appris sous les ordres de Bolitho.
— Neuf minutes, commandant !
Keen hocha la tête :
— Plutôt honnête, monsieur Quantock.
Mais ils se comprenaient si peu qu’ils n’échangèrent même pas le moindre sourire après ce petit compliment.
Bolitho leva sa lunette pour observer la chaloupe dans le lointain. Il devait se contenter de deviner ce que pouvaient penser le lieutenant de vaisseau Scott et ses hommes. Les roulements du tambour de l’Achate qui rappelait aux postes de combat, le coup de canon et, pendant ce temps, ils s’éloignaient toujours plus loin de leur bâtiment, de leur maison.
Il entendit Allday toussoter discrètement. Il tenait sa vareuse tandis qu’Ozzard s’empressait avec son sabre. Adam était également présent, avec ses yeux clairs et son air incroyablement jeune et inquiet.
— Vos ordres, amiral ?
Bolitho laissa Allday attacher son vieux sabre. L’attitude stricte d’Adam le peinait.
— Je suis désolé, Adam, j’aurais dû m’en douter. Vous avez le droit d’être fier et, à votre place, j’aurais réagi de la même manière.
Le jeune officier fit un petit pas en avant.
— Je préférerais me couper la main plutôt que de vous blesser, amiral. Seulement…
— Non, vous aviez seulement envie de me faire partager quelque chose et j’étais trop préoccupé pour écouter.
— Parés, amiral, fit Keen.
Il les regarda l’un après l’autre et se sentit étrangement soulagé. Il fixa Allday, droit dans les yeux, mais celui-ci ne cilla pas d’un poil. Keen se mit à sourire, quel sacré renard était cet Allday !
— Très bien, répondit Bolitho – il regarda sa marque qui flottait en tête de misaine. Envoyez les couleurs, je vous prie. Et ensuite, monsieur Bolitho, faites un signal : « Ennemi en vue. »
Il vit qu’Adam, incrédule jusque-là, commençait à comprendre. Il ajouta de façon à être entendu des hommes de la dunette :
— Nous pourrions leur donner idée que nous ne sommes pas exactement tout seuls, pas vrai, les gars ?
Et se tournant vers Keen :
— Allons-y.
Et à supposer qu’il n’y eût rien ? Qu’il se fût trompé sur le compte de Tyrrell ? Il serait la risée de tous.
Il aperçut l’aspirant chargé des signaux, Ferrier, avec ses aides et le jeune Evans, le rescapé de l’Epervier, qui s’activaient aux drisses. Les pavillons montèrent aux vergues avant de se déployer sous les vivats des servants des dix-huit-livres.
La plupart auraient été bien incapables de faire la différence entre deux pavillons. Mais cela signifiait pour eux bien davantage que des mots. C’était un symbole, une partie d’eux-mêmes.
Keen regarda longuement Bolitho et poussa un grand soupir. J’aurais dû m’en douter.
On entendit un claquement sec et plusieurs des hommes se mirent à crier : « Ils ont tiré sur la chaloupe, ces salopards ! »
Des vivats la seconde d’avant et la fureur juste après.
Bolitho attrapa une lunette et regarda la chaloupe qui venait dans le lit du vent : les avirons étaient dans le plus grand désordre et de vilaines gerbes jaillissaient tout autour d’elle. Il réussit à distinguer un cadavre que l’on passait par-dessus bord pour faire de la place aux nageurs, entendit le départ du pierrier qui balayait les arbres les plus proches du rivage.
Keen se mit à crier :
— Il se peut que nous devions abandonner la chaloupe, monsieur Quantock ! Mais signalez à Mr. Scott de revenir aussi vite que possible !
Quantock se tourna vers Bolitho, mais l’amiral se tenait près des filets, les yeux rivés sur l’estuaire partiellement caché comme s’il s’attendait à ce qu’il se passât quelque chose.
La chaloupe avançait lentement. Bolitho se doutait bien que plusieurs marins avaient été touchés, sans doute par des tirs de mousquets. Il déplaça sa lunette du courant rapide qui trahissait l’existence de l’embouchure. Tyrrell, debout à la barre, brandissait le poing pour encourager les nageurs.
Le grand hunier commença à claquer et à se gonfler d’impatience.
— Monsieur Knocker, soyez paré à remettre en route, lui ordonna Bolitho. Nous avons encore quelques minutes.
— Amiral, annonça Quantock, la frégate reste à la même route.
Bolitho sentit sa bouche devenir sèche : quelque chose bougeait derrière une longue ligne d’arbres. On aurait dit la queue d’un grand serpent, teintée de rouge et de jaune par le soleil. Il aperçut la flamme d’un gros bâtiment, tout le reste était encore caché, mais le vaisseau avançait lentement dans le chenal invisible, vers le large.
Puis ce fut le tour du boute-hors et de la figure de proue dorée, du gaillard d’avant et d’un hunier soigneusement ferlé. Le foc faseyait mollement, le vaisseau tout entier émergeait nonchalamment dans la lumière.
À une seconde près, il l’aurait manqué. Ils avaient dû retenir leur souffle lorsque l’Achate était passé devant l’entrée et rire de leurs efforts ridicules pour le trouver. Bolitho serra les poings derrière ses basques. Ils n’allaient pas rire longtemps.
La chaloupe était à moins d’une encablure, Keen annonça :
— Cartouches à mitraille parées, on n’a pas le temps de reprendre la chaloupe !
Il détacha ses yeux du vaisseau qui sortait du couvert et cachait maintenant totalement le rivage.
— Bon sang, c’est sûrement lui !
Bolitho tira deux pouces de son vieux sabre hors du fourreau, puis rengaina.
— Alors, Keen, êtes-vous convaincu, maintenant ?
Il entendit des cris, l’armement de la chaloupe remontait à bord, on hissait les blessés sans se soucier de leurs cris afin de les mettre plus vite en sûreté.
L’Achate commençait à s’appuyer plus fermement sur le vent et sa coque repoussa la chaloupe comme une vulgaire épave. Tyrrell était toujours à la barre, avec pour seul compagnon un mort qui s’était effondré sur un aviron, comme endormi.
— Jetez-lui un bout ! s’écria Bolitho. Je ne peux pas le laisser ici !
Au fond de lui-même, il savait bien que Tyrrell entendait rester à bord de la chaloupe et se laisser entraîner par le courant. Il avait délibérément mené l’Achate sur de fausses pistes, il avait même suggéré de faire explorer par les embarcations une anse qui se trouvait tout à côté de l’emplacement réel. Nul n’en aurait jamais rien su. Mais, au dernier moment, quelque chose l’avait en fin de compte persuadé d’agir comme il l’avait fait.
Désormais, la vérité se faisait jour. Encore heureux s’il s’en sortait vivant, après ce qu’il avait fait.
Bolitho vit un filin voler par-dessus la chaloupe, Tyrrell hésitait encore, tenaillé par l’angoisse. Puis il finit par se saisir du bout et capela deux tours morts autour du pierrier.
Keen attendit le temps nécessaire, jusqu’à ce que les mains tendues à la coupée pussent se saisir de Tyrrell. Il donna ensuite les ordres qui s’imposaient et envoya les hommes en haut pour établir les huniers. Le vent semblait se lever.
Bolitho sentit le bâtiment trembler dans le fracas des poulies et du gréement. L’Achate commençait à s’ébranler.
Keen se tourna vers lui :
— Mais qu’est-ce qu’il essayait de faire, cet imbécile ? Il n’a aucune chance de…
Ses derniers mots se perdirent dans le tonnerre de la canonnade.
Sur l’autre bâtiment, les grosses gueules tout au long de la muraille reculèrent violemment derrière leurs sabords. L’air au-dessus de l’Achate se trouva rempli en un clin d’œil d’un torrent de métal mortel qui perça plusieurs trous dans les voiles. Bolitho sentit le pont trembler d’un tremblement qu’il connaissait bien : plusieurs boulets avaient frappé la coque.
Les timoniers de Knocker reprenaient le contrôle du vaisseau et, lentement puis de plus en plus vite, l’Achate pointa son boute-hors sur la côte, comme poussé par une main invisible.
L’autre vaisseau essayait de tirer du vent le plus d’avantage possible.
Si Bolitho avait ordonné à Keen de rebrousser chemin et de reprendre le détroit de Mona pour profiter de ce même vent et passer de l’autre côté de ces îles, ils auraient mis plusieurs jours à rallier San Felipe. Le bâtiment qui était maintenant droit devant et louvoyait entre les récifs serait arrivé largement avant eux. Et la petite Electre aurait dû se battre jusqu’à la mort, mais sans pouvoir échapper à l’inéluctable.
Keen leva le bras :
— Laissez porter, monsieur Knocker ! Laissez porter !
L’Achate continuait de virer, les voiles prenaient le vent sur l’autre amure, les marins attelés aux bras et aux drisses luttaient de tout leur poids pour faire pivoter les vergues.
Le maître pilote grommela quelque chose par-dessus son épaule et les timoniers mirent la barre à contre :
— En route ouest quart nord, commandant !
Bolitho s’humecta les lèvres. Les sabords de l’ennemi étaient trop décalés pour lui permettre de tirer. Il s’était démasqué trop tôt. Mais l’équipage connaissait son métier et il remonta rapidement dans le lit du vent pour virer de bord.
— Batterie tribord ! – Keen fit jaillir son sabre du fourreau dans un grand sifflement. Sur la crête !
Tout au long de la muraille de l’Achate et dans les entreponts, les chefs de pièce scrutaient la mer derrière les sabords, lignes à feu tendues, la cible dansait devant eux.
La lame s’abattit, étincelante de lumière et, dans un roulement de tonnerre, les vingt-quatre-livres et les dix-huit-livres de tous les ponts reculèrent violemment dans leurs palans.
La fumée s’échappait en tourbillons par l’avant, Bolitho vit les espars et les voiles de son adversaire s’emmêler sous le déluge. De grandes gerbes signalaient les boulets qui s’écrasaient dans l’eau tout autour de lui le long de la muraille, mais il répliqua dès qu’il eut terminé sa manœuvre.
Bolitho sentit le pont trembler, puis entendit un terrible grondement qui sortait de l’un des panneaux.
Les canonniers se démenaient comme des malades, écouvillons, charges et pousse-bourre donnant l’impression d’être les prolongements de leurs membres. On laissait tomber enfin les gros boulets noirs tirés des paniers, avec un dernier coup de pousse-bourre pour faire bonne mesure. Les équipes rivalisaient de rapidité. Lorsque le dernier chef de pièce eut levé le bras, Keen hurla :
— Tir de bordée ! Feu !
Cette fois, il n’y eut pas matière à discussion. À moins de deux encablures, ils virent l’ouragan de métal lancé par l’Achate s’abattre sur la coque de l’adversaire, démolir un passavant et faire dégringoler un amas d’espars qui tomba de l’artimon.
Mais les gros trente-deux de l’ennemi, plus puissants, avaient été rechargés et pointaient dans leurs sabords comme des mufles de fauves enragés. Une autre rangée de langues orangées, le choc terrifiant, les craquements dans les entreponts lorsque les boulets s’écrasèrent sur leur cible.
Bolitho vit un homme arraché à sa pièce, le visage en sang. Il aperçut aussi l’aspirant Evans, raide comme un piquet, immobile, les yeux rivés sur l’autre vaisseau. Si le fracas de la bataille le remplissait d’effroi, il n’en montrait rien. Mais, à sa pâleur, Bolitho devina qu’il voyait autre chose. Il se le rappelait tel qu’il l’avait déjà vu une fois, lorsque son bâtiment avait été ravagé puis incendié, le jour où Duncan était mort à côté de lui.
— Ne restez pas planté là, monsieur Evans ! cria Bolitho.
Le garçon se tourna vers lui, comme s’il ne comprenait pas.
— Vous n’êtes pas très grand, n’empêche que vous faites une cible de choix !
Evans esquissa ce qu’on aurait pu prendre pour un sourire puis se pencha pour aider le blessé.
Les pièces reculèrent dans leurs palans, l’air résonnait encore des explosions. Les hommes suffoquaient dans la fumée, des débris charbonneux volaient de partout.
Hallowes, le quatrième lieutenant, se tenait derrière la division de pièces avant, le sabre en travers des épaules, et surveillait ses hommes.
— Vérifiez les lumières !
— Écouvillonnez !
Plusieurs marins durent se courber pour éviter des hamacs qui tombaient des filets. Un morceau de métal vint s’écraser sur un canon de l’autre bord. Deux hommes tombèrent, un autre s’enfuit comme un animal apeuré pour aller se réfugier, tout recroquevillé, sous le passavant.
— Chargez !
Hallowes pointa son sabre sur l’homme qui se cachait et lui cria :
— Retourne à ton poste, immédiatement !
— En batterie !
L’énorme grondement des affûts quand, l’une après l’autre, les pièces reprirent le tir. L’ennemi avait légèrement modifié sa route et convergeait maintenant avec l’Achate. Il tirait lui aussi sans discontinuer.
Bolitho voyait Keen qui passait alternativement d’un bord et de l’autre. Des coups redoublés frappèrent la muraille, une grande clameur monta de l’entrepont. Bolitho devina qu’une pièce de trente-deux était désemparée ou, pis encore, avait rompu ses palans.
Les deux vaisseaux étaient sensiblement de force égale. L’Achate portait davantage de canons, mais le calibre supérieur de l’ennemi prélevait de terribles dîmes. Il suffirait d’un seul coup assez heureux. Il voyait Keen de dos, il essaya par la pensée de le pousser à agir : Rapprochez-vous, Val. Venez au contact avant qu’il vous ait démâté.
On entendait des cris et des hurlements au milieu du fracas des canons, un fusilier se mit soudain à tituber, quitta les filets, la main pressée sur le visage. Il avait un gros éclis fiché dans le dos.
— Seigneur, quel carnage !
Tyrrell se faufilait en boitillant entre les palans et les morceaux de gréement qui étaient passés par les mailles des filets tendus au-dessus du pont.
— Descendez ! lui dit Bolitho. Vous êtes un civil !
Tyrrell tressaillit à l’impact d’un boulet contre la volée d’un neuf-livres sur la dunette. Les éclis qui volaient tout autour abattirent deux hommes encore qui s’effondrèrent, baignant dans leur sang.
Keen se tourna vers Tyrrell :
— Mais, bon sang de bois, qu’est-ce que vous fichez ici ?
— Accostez donc ce salopard, commandant, lui répondit-il en montrant les dents. Vos hommes ne vont pas faire long feu à ce train-là !
Keen se retourna alors vers Bolitho :
— Amiral, ils vont comprendre qu’il s’agit de votre vaisseau amiral !
C’était donc cela ! Bolitho dégaina son sabre vénérable :
— Mettez la barre dessous. Nous allons le combattre bord à bord – puis, d’une voix plus forte : Pas vrai, les gars ?
Il se détourna sous les vivats. À demi nus, noircis par la fumée et la poudre, le visage raviné par des ruisselets de sueur, ils n’avaient pas grand-chose à voir avec les portraits idylliques qu’il avait pu admirer à Londres.
Il sentit une espèce de sauvagerie le submerger.
— Vivement !
Les vergues commencèrent à pivoter doucement comme la barre mettait dessous. En quelques minutes, la distance tomba à une encablure, puis à une demie seulement. Les voiles de l’ennemi commencèrent à dominer de tout leur haut les filets et les mousquets joignirent leur fracas au vacarme ambiant. Ils n’étaient plus qu’à cinquante yards et toujours en rapprochement.
Leur adversaire n’avait plus le choix : impossible de virer et de s’échapper. La terre qui l’avait dissimulé était devenue un ennemi mortel, on distinguait les remous créés par la longue ligne de récifs. S’il tentait de virer, il allait se retrouver impuissant à un moment vital pour lui. Les pièces de Keen pourraient alors le prendre en enfilade.
On entendit un énorme craquement très sec, puis des hommes crièrent :
— Baissez-vous !
Un morceau du croisillon d’artimon plongea dans les filets, rebondit avant de s’écraser sur le pont dans un enchevêtrement de gréement, de manœuvres et de toile en lambeaux.
Bolitho sentit une espèce de poing de fer le frapper violemment à l’épaule et se retrouva à plat ventre sur le pont. Sa première réaction s’apparentait à de la terreur. Une nouvelle blessure, fatale celle-là. Il commença à pester : cette fumée l’avait aveuglé à l’instant où l’on avait le plus besoin de lui !
Il sentit qu’Adam, le visage grimaçant, le saisissait par le bras, imité par Allday, qui dégageait quelque chose de son dos et l’aidait à se mettre à genoux puis à se tenir debout. C’était une énorme poulie dont l’estrope avait été tranchée par un boulet et qui, en se balançant comme un gourdin, l’avait percuté de plein fouet. Il n’était même pas blessé et réussit à sourire lorsqu’un homme lui tendit sa coiffure. Un autre homme lui cria :
— Vous allez voir, amiral, on va vous les assaisonner, ces salopards !
Bolitho se tourna vers l’ennemi. La fumée lui picotait les yeux, il avait l’épaule encore tout endolorie du choc reçu. Si la poulie l’avait frappé sur la tête, il était mort à cette heure.
Des balles de mousquet heurtaient les hamacs et les traversaient parfois, des éclis volaient au-dessus de la dunette ou restaient fichés là comme des pennes.
On voyait des éclairs se refléter sur le fer des haches, et les anspects vinrent bientôt à bout des débris, qui passèrent enfin par-dessus bord.
Tous ces exercices épuisants, manœuvre, école à feu inlassablement répétée, montraient là leur utilité. Lorsqu’un homme tombait, ou dès qu’on le descendait chez le chirurgien, un servant venu de l’autre bord le remplaçait séance tenante.
Désormais, les fusiliers pouvaient faire usage de leurs mousquets. Le sergent Saxton marquait la cadence en frappant le pont de sa canne, les baguettes se levaient, plongeaient avec un ensemble parfait. Lorsque les mousquets se remettaient en position de tir derrière les filets, il criait :
— En joue ! Je veux un Espagnol pour chaque coup !
La mousqueterie que l’on entendait également dans les hauts indiquait que d’autres fusiliers installés dans la mâture s’étaient joints au combat et essayaient d’atteindre les officiers.
Bolitho arpentait le pont quand un éclis se ficha dans son soulier. Les tireurs d’élite ennemis essayaient eux aussi de l’abattre.
Ils se rapprochaient toujours, les pièces rugissaient à brûle-pourpoint, les servants devenus sourds et aveugles jouaient des poings et des pieds pour maîtriser leurs énormes pièces.
— Suspendez le tir !
Quantock dut répéter l’ordre pour obtenir que le dernier canon se tût enfin. L’ennemi en avait fait autant, et au terrible vacarme succéda un silence impressionnant. Des hommes hurlaient de douleur, d’autres appelaient à l’aide, on entendait des ordres donnés pour aider à déblayer le pont et à dégager les malheureux emprisonnés dans ce fatras.
— Dessous !
La roue tourna encore, le bâton de foc de l’Achate balaya les haubans de misaine de l’adversaire comme un grand fléau. Il y eut un énorme craquement et les deux coques se heurtèrent dans une étreinte mortelle.
Des marins couraient vers l’avant, d’autres, abandonnant leurs pièces se saisissaient de coutelas, de piques d’abordage, de tout ce qui leur tombait sous la main, avant le corps à corps.
L’enseigne de vaisseau Hallowes, la coiffure de travers, fit tournoyer son sabre au-dessus de sa tête en hurlant :
— Sus à eux, les gars !
Poussant des hurlements de démons, les marins se pressèrent à l’endroit de la collision pour se frayer un chemin au-dessus du mince ruban d’eau argentée.
Quelques-uns s’empalèrent sur les piques en essayant de s’accrocher aux filets d’abordage, d’autres furent abattus par les tireurs avant même d’avoir réussi à passer de l’autre bord. Mais certains réussirent tout de même, d’autres les suivirent, et Bolitho vit le quatrième lieutenant grimper sur le passavant de l’ennemi, abattre d’un coup de sabre une silhouette, se débarrasser encore d’une autre, avant de se retrouver entouré par ses hommes qui poussaient des hurlements, les coutelas déjà rouges du sang versé sur le gaillard d’avant.
Visages grimaçant sous leurs shakos, les fusiliers accourus le long de la lisse commencèrent à tirailler dans la masse qui se tenait sur la dunette de l’ennemi. Ils rechargeaient, avec moins de précision cependant, reprenaient le feu.
Le capitaine Dewar leva son épée :
— Fusiliers, en avant !
Tuniques rouges et baudriers blancs disparurent dans la fumée. Les bottes glissaient dans le sang, mais les baïonnettes avaient raison de toute résistance, et les fusiliers finirent par rejoindre leurs camarades sur le pont de l’adversaire.
Keen était parti à l’avant pour encourager ses hommes, Bolitho entendit des marins pousser de grands hourras. Certains s’effondraient, mais d’autres s’élançaient déjà pour gagner la dunette.
Le bosco de l’Achate poussa tout à coup un rugissement :
— Il est en feu ! Il est en feu !
— Je vois de la fumée, confirma Bolitho.
Agrippé à la lisse, Tyrrell regardait leurs ennemis qui jetaient les armes et demandaient quartier. Les marins perdus au milieu d’eux ouvraient des yeux exorbités.
— Monsieur Hawtayne ! cria Bolitho, dites à votre clairon de sonner la retraite ! Paré à déborder !
Une violente explosion secoua les deux vaisseaux et un lourd nuage de fumée noire commença à s’échapper du gaillard d’avant. Si le vaisseau s’embrasait, l’Achate allait subir le même sort.
Keen arriva en se protégeant le visage, chercha des yeux ses officiers et les seconds maîtres pilotes. Une nouvelle explosion lui fit comprendre la vérité.
Tirant leurs blessés, repoussant tant bien que mal ceux des ennemis qui tentaient de les suivre, les marins de l’Achate regagnaient leur bord.
Sa barre désarmée ou désemparée, l’ennemi ne parvenait plus à gouverner. Le lourd deux-ponts commença à abattre dès que la dernière amarre eut été tranchée. Des cadavres flottaient entre les deux coques, d’autres pendaient dans le gréement, là même où, amis ou ennemis, ils avaient été abattus.
— Envoyez la misaine ! Établissez le clinfoc ! Du monde là-haut, à larguer les huniers !
La grosse voix de Quantock roulait en échos dans le vacarme, comme une présence rassurante.
Une grande langue de flammes lécha le pont supérieur avant de provoquer une première explosion parmi les charges jetées là. Des hommes couraient au milieu des cadavres et du désordre, personne apparemment ne songeant à les sauver ni à sauver le bâtiment.
On redressa la barre, l’Achate progressivement s’éloigna de son adversaire mis à mal ; son mouvement révéla l’étendue des dégâts : traînées sanguinolentes sur le pontage, armes abandonnées là où on les avait jetées, lourdes pièces encore fumantes comme si elles avaient pris toutes seules leur sort en main.
Une nouvelle explosion retentit sur l’eau, des morceaux de bois enflammés et de gréement volaient dangereusement tout près de l’Achate qui prenait le large au fur et à mesure que ses voiles perforées et maculées par la fumée se gonflaient au vent.
De nouvelles explosions. Cette fois, des gerbes de flammes et d’étincelles s’élevèrent au milieu du vaisseau, commencèrent à embraser les mâts et les voiles. Bientôt, l’incendie fit rage. Manœuvres et toile se réduisaient instantanément en cendres, des hommes, parfois en feu, se jetaient à l’eau, d’autres essayaient désespérément de trouver quelqu’un qui pût les éloigner du vaisseau en flammes au-dessus de leurs têtes.
Bolitho contemplait le bâtiment en train d’agoniser. Et pourtant, en dépit de ce qui était arrivé à l’Epervier, il ne ressentait pas de satisfaction particulière. Ses hommes, eux, poussaient des cris d’enthousiasme, s’embrassaient. Ils avaient survécu. Pour les uns, c’était une victoire de plus ; d’autres avaient eu là leur baptême du feu.
La frégate espagnole, qui s’était tenue à l’écart et avait assisté au combat sans rien faire, s’ébranla lentement en direction du vaisseau incendié. Elle alla se placer entre l’Achate et son adversaire terrassé, ce qui, elle avait beau faire, ne la rendait pas plus glorieuse. Mais qui la dénoncerait, les morts ?
Un violent éclair et une énorme explosion firent taire tout le monde, comme une porte de fer qui se referme.
Le vaisseau basculait sur le flanc, les sabords s’éclairaient de lueurs rougeâtres comme de gros yeux injectés de sang.
Il se démembrait, l’artillerie lourde, désemparée, ajoutant encore à l’horreur et à la tragédie pour tous ceux qui étaient restés pris au piège en bas.
Bolitho aperçut l’aspirant Evans. Il observait les derniers moments du vaisseau. Aucune trace de contentement sur son visage, non, mais quelques larmes, et Bolitho savait très bien pourquoi. Loin d’assister à la destruction d’un ennemi sans pitié, il revoyait la fin de l’Epervier.
Bolitho demanda doucement :
— Allez donc trouver Mr. Evans, Adam. Il est à bout de bord.
Keen s’approcha et salua. Bolitho lui dit :
— Alors, à combien se monte la note du boucher ?
Mais ils se retournèrent ensemble en entendant une énorme explosion. Comme une baleine touchée à mort, l’ennemi bascula sur le flanc et disparut sous la surface.
— Cela aurait pu aussi bien être nous, répondit calmement Keen.
Bolitho tendit son sabre à Allday.
— Je vous l’accorde, Val. Dans ce cas, nous n’avons peut-être pas fini de payer la note.